Ce qui frappe dans le foyer panoramique, où nous avons rendez-vous avec Jean-Stéphane Bron, c’est tout d’abord cette vue imprenable sur Paris. Imaginé par l’architecte Carlos Ott et achevé en 1989, le bâtiment avec ses baies vitrées circulaires permet, depuis ce 7e étage, de voir alignés sur le même plan aussi bien le Génie de la Bastille évidemment, que les Invalides, Notre-Dame, la tour Eiffel, La Défense et le Sacré-Cœur. Une vue qui replace cette construction au cœur de la ville. « Ce qui est génial ici par rapport à Garnier, s’enthousiasme le réalisateur, c’est la présence de la ville qui est là tout le temps. C’est très ouvert, et en même temps tu es avec les autres et hors du monde. » Il en va de même lorsqu’on pénètre dans la salle de répétitions Balanchine, du nom du célèbre chorégraphe russe. Une salle immense, capable d’accueillir tout un corps de ballet, et dont les murs de miroirs réfléchissent à l’infini cette magnifique fenêtre sur la capitale. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le réalisateur a choisi d’y tourner son plan de fin.
Le cœur qui bat
« C’est par ici. Enfin je crois… » Une phrase que l’on entendra souvent dans ce bâtiment où 19 ans après son ouverture, certains employés se perdent encore. « Deuxième appel », déclame une mystérieuse voix dans les haut-parleurs : « Toute la journée, il y a ces voix qui annoncent dans tout le bâtiment le début des répétitions, on cherche tel chanteur, il y a telle danseuse qui va entrer en scène, il manque un costume. La vie passe par cette voix dans tous les bureaux, y compris à la direction. C’est intéressant de voir qu’il y a une sorte de transparence et de circulation du son. On sait ce qui se passe. » Au détour d’un couloir émanent des odeurs de la cantine destinée à nourrir la moitié des 2000 employés qu’abritent Bastille et Garnier. Une véritable entreprise, une société hiérarchisée que Jean-Stéphane Bron a voulu capturer : « C’est une fourmilière au sens d’une organisation complexe où chacun à un rôle bien défini, une société à laquelle on peut s’identifier. Ce n’est pas l’Opéra tout là-haut. C’est celui qui est à la hauteur des êtres humains qui le composent. L’idée, c’est de parler d’une démocratie avec les conflits que ça implique, les tensions, les drames, les crises, mais où tout le monde avance pour une cause et a le sentiment d’appartenir à une société. Ce qui n’est plus forcément le cas à l’extérieur. C’est un peu comme une utopie, celle décrite par Wagner, qui voyait le monde comme ici, une communauté idéale où le menuisier, le chapelier et tous les corps de métier trouvent leur place. C’est une société pyramidale, mais il avec un horizon commun. On avance vers quelque chose qui est la saison, qui est l’œuvre. »
Envoyez la musique
Jean-Stéphane Bron capture avec virtuosité la belle âme de ce lieu. © Les films du Losange
Direction le sous-sol avec un arrêt par le magasin de musique, un endroit hors du monde, un cimetière d’instruments où trônent de gigantesques cymbales et des dizaines de gongs. « Il n’y a pas un orchestre, mais plusieurs », nous explique le gardien de ce temple. « Même sans changer d’œuvre, on peut avoir des instruments totalement différents, car il y a un musicien qui préfère celui-là à un autre. » D’ailleurs, au fond, on distingue aussi de sublimes contrebasses surplombées de têtes de lions sculptées. On apprendra que sont des Gand et Bernardel, l’équivalent des Stradivarius pour les violons, qui ont fait l’ouverture de Garnier en 1875. Chacune de ces huit merveilles entreposées tête-bêche valant le prix d’une maison.
Quittant cette grotte aux trésors, on refait le trajet tel un boxeur avant le ring du chef d’orchestre depuis sa loge, pour arriver dans la fosse qui ouvre une perspective à la fois sur la scène et sur la salle. Là, dans une lumière tamisée, tandis que des machinistes s’agitent sur la scène, trônent dans un silence irréel une trentaine de pupitres surplombés du livret de Carmen.
Le temps qui passe
La « fourmilière » des techniciens, en plein travail de préparatifs. © Les films du Losange
Une énième porte qui ne mène nulle part, quelques pas dans la mauvaise direction, nous prenons l’ascenseur, ce « no man’s land du théâtre », capsule de transport de ce lieu hors du temps. « Le film est dans un temps présent, dans l’urgence de l’instant, mais en réalité, explique le documentariste, là, il y a quelqu’un dans la maison en ce moment qui est en train de planifier une répétition qui aura lieu le 27 mars 2022. Il a très certainement toute une série des salles réservées pour tel chanteur, telle œuvre avec tel régisseur. Ça va changer peut-être, mais ici c’est le temps d’un studio hollywoodien des années 50, où tu réserves les stars cinq ans à l’avance, avec le directeur qui a une quinzaine de productions par année. Même quand ça ne joue pas, le spectacle est total toute la journée. »
« Là on s’est gouré. Non, non, c’est par là. Tu regardes le plan, tu peux devenir fou. » Mais, on finit par retourner au foyer – c’est le cas de le dire – lieu de rencontre du public avant d’ouvrir les portes qui mènent sur la musique, la danse et le chant. Un foyer dans lequel des commis sont en train de recevoir les ordres de leur chef de brigade, dans un rituel que Jean-Stéphane Bron aurait bien voulu filmer. « Ok, alors ce soir c’est Carmen ! On a plusieurs choses à vous dire. » Les dernières instructions pour accueillir les spectateurs du soir, données à celles et ceux qui forment aussi un maillon indispensable de cette chaîne unique reliant le grand public à l’art au sein de ce précieux bâtiment.
L’Opéra, de Jean-Stéphane Bron, avec les acteurs de l’Opéra de Paris. Documentaire. En salle actuellement.
www.operadeparis.fr